En 1894, lorsque ma grand-mère, Effie Carnegie, alors âgée de 7 ans, et ses trois frères et sœurs quittent l’Écosse pour l’Amérique. Leur père, James, ingénieur maritime, part y poursuivre sa carrière avec la Red Star Line. Euphemia, sa grand-mère à elle, lui dit adieu.
Elle ne la reverra jamais. Elle est restée sur le quai.
En 1907, Effie a 20 ans. La famille traverse à nouveau l’Atlantique, mais cette fois-ci, pour rejoindre la Belgique : James est appelé à diriger le bureau d'Anvers de la Red Star Line, la fameuse compagnie maritime qui a transporté plus de deux millions d'émigrants vers le nouveau monde !
En Belgique, Effie rencontre un français de passage, qu'elle épouse en 1911 et avec lequel elle a deux filles : Denise et Françoise, ma mère. Elles adorent leurs grand-parents « américains » chez qui elles passent toutes leurs vacances dans les Ardennes belges. Mais en 1927, après 46 ans passés dans la compagnie, de 21 à 70 ans, James prend sa retraite et part pour la Californie avec sa femme, qui s'appelle aussi Euphemia, mais qui est maintenant devenue « Gran'ma » ! Pour s’y rendre, il faut compter deux mois de voyage à travers le canal de Panama, six mois d'absence pour y passer deux petits mois. Effie, leur fille, ira deux fois. Françoise, leur petite-fille, leur écrira souvent mais ne les reverra jamais.
Génération sédentaire, Françoise épouse un français, mon père, et élève ses trois enfants à Paris. Effie et Denise habitent la rue d'à côté et s'occupent beaucoup de nous. Grand-mère du bout de la rue ! Trois petits enfants naissent à Paris mais voilà qu'à 32 ans, moi, la petite dernière, je décide de partir pour le Canada, sans réaliser que je recommence à nouveau la saga familiale ! En 1986, je donne vie à une petite québécoise, Mélanie, puis une autre, Jessica, en 1987. Loin de Paris et de leur grand-mère, Françoise !
Mais celle-ci ne restera pas sur le tarmac de l'aéroport !
Cette fois, le téléphone est cher : 15 francs la minute ! Mais il existe. Les avions aussi. Françoise qu'on appelle Ming — son premier petit-fils est à moitié cambodgien — va surfer sur les technologies naissantes : elle enregistre des K7 de contes et de chansons sans lesquelles les enfants ne peuvent pas s’endormir. Elle téléphone chaque dimanche, collectionne les photos et écrit régulièrement.
Deux fois par an, Ming s'installe d'abord dans la maison de Montréal, puis celle de Nicosie à Chypre pour trois semaines. Deux fois trois semaines de vie partagée pendant que les parents travaillent, d'accompagnement à l'école et à la piscine, de lectures et de jeux ! Des liens indéfectibles avec ses petites filles, plus forts souvent qu'avec ceux restés en France qui, les mercredis et les samedis, filent au tennis ou à la danse dès la dernière bouchée avalée.
Aujourd’hui, nous nous sommes installés en Crète, l’une de nos filles est repartie vers ses origines canadiennes et l'autre vit pour quelques temps à Phnom Penh au Cambodge. Et la roue tourne toujours, et la roue tourne encore.
Et voilà, que le 26 janvier 2018, Adèle, Ming, Zoska, 3,100 kilos 53 cm, est née à Bangkok.
Faisant de moi une nouvelle grand-mère et je suis au poste !
Les trois prénoms sont à eux seuls une exemplarité de convergence et de citoyenne du monde, même si tout n'a peut-être pas été pensé !
Adèle, par goût d’abord, mais aussi un nom allemand qui veut dire « noble d'esprit ».
Ming, en souvenir de son arrière grand-mère et en allusion au séjour actuel des parents à Phnom Penh.
Zoska, son arrière grand-mère paternelle, personnage haut en couleur qui en Pologne d'abord puis en Israël et surtout à Paris, a vécu la guerre en tant que juive, immigrée clandestine, femme et militante communiste de la première heure. Elle aura même réussi à faire relâcher son mari de Drancy, ce qui n'est arrivé qu'une seule fois !
Zoska est aussi le diminutif de Zofia, sagesse en grec et clin d’œil aux grands-parents, vivant en Crète que nous sommes.
Comment vais-je moi même vivre cette grand-parentalité à distance ?
Adèle a presque cinq mois mois. Je l'ai revue en mai mais la prochaine fois en septembre, elle en aura sept et ce sera une autre.
C'est pourtant si confortable avec les échanges gratuits et illimités, avec les photos et les films quotidiens qui permettent de les voir grandir, avec les Skype et autres interfaces qui permettent de parler « en vrai » et de les voir vivre ! Depuis l'éclatement de la famille aux quatre coins du monde, un groupe Whats App nous relie, tous, presque au quotidien, sur n'importe quel sujet ! Les petits ont un tel « confort virtuel » que cela doit être facile pour eux d'aimer une grand-mère sur un écran !
Mais est-ce toujours si facile ?
Pourquoi est-ce que la petite fille d'une amie québécoise, partie à Barcelone à 4 ans, dit à sa grand-mère qui vient la voir : « Tu sais, moi, je ne te connais pas ! Ma famille c'est seulement mes parents et ma sœur. »
Pourquoi est ce si difficile pour mon amie de toujours dont le fils s'est installé au Chili, de suivre le quotidien de ses trois petits-enfants, qui - avec une mère locale - sont vraiment des petits chiliens ? « Lors de notre séjour cette année, j'étais une inconnue pour le petit garçon, et nous nous sommes apprivoisés lentement comme le renard et le petit-prince, par le biais de la lune, des étoiles, des livres et des chansons. Un sourire, une menotte qui se tend, un "encore" dit en français un livre amené et je craque.» me raconte-t-elle dans un e-mail.
Il est certain que c'est beaucoup plus difficile lorsque le conjoint de son enfant est étranger, qu’il part vivre dans son pays et fonde une famille là-bas, devenant un peu étranger à son tour. Un couple de français qui vit ailleurs préservera sa culture, qui est aussi celle de leurs parents ! C'est certainement beaucoup plus confortable pour les grands-parents.
Qu'en sera-t- il pour nous ?
Nous avons la chance d'avoir un peu les moyens et beaucoup de temps.
Ils rentreront probablement en France l'an prochain mais nous serons encore loin en Crète ! Chez nous, ce sont aussi les grands-parents qui sont partis pour vivre la vie qu'ils avaient choisie !
Alors pas de garde quotidienne par les grands-parents - bien souvent corvéables à merci - pas de présence réelle, chaque jour. Mais si on le veut, beaucoup plus de relations qu'entre les familles distantes quelquefois de quelques dizaines de kilomètres.
L'amour et la proximité sont dans le cœur ! Et dans la technologie ! J'ai bon espoir de réussir malgré les difficultés inhérentes à la distance ! Pour l'instant, nous avons des photos chaque jour et un compte rendu circonstancié sur les découvertes du moment !! Mais après le congé maternité, ce sera plus difficile !
Je pense qu'il faut établir un rituel avec par exemple une séance skype à jour fixe. Pourquoi pas aussi envoyer des petits cadeaux par la poste chaque mois ? Bref, des rituels pour se voir, rester réels et entretenir une relation qui sera obligatoirement épisodique.
Adèle aimera-t-elle la lecture et les contes ? On les lui lira. Aimera-t-elle chanter ? Nous avons des dizaines de chansons en commun avec sa mère que nous pourrons partager. Si elle n'aime que le hard rock et le rugby, eh bien il faudra s'adapter !
Mais je suis consciente et j’accepte pleinement, qu'Adèle aura une vie qui ne sera pas la mienne, ni ses frères et sœurs futurs, ni les cousins qui naîtront au Canada ! Je n'ai pas demandé l'avis de mes parents quand je suis partie, je n'ai pas demandé l'avis de mes enfants en m'installant en Grèce ! Mon amie de Québec a quitté sa maison des Plaines d'Abraham pour s'installer au milieu de nulle part pour y suivre sa fille et ses petits-enfants, et ils sont partis… les laissant seuls au bord du Saint Laurent…
Alors des relations fortes, certainement, mais pas une vie centrée sur des destinées sur lesquelles nous n'avons pas de prise ! Il faut vivre sa propre vie même si avoir des petits-enfants semble une très belle aventure !
Je ne resterai ni sur le quai ni derrière un écran !
Ecrit par Véronique Daumont pour le collectif "Paroles de mères expatriées" initié et dirigé par Véronique Martin-Place.
Disponible sur Amazon