Etre une mère multi-expatriée et ne pas travailler : choix ou non choix ?

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La question de l’emploi du conjoint accompagnateur est souvent au coeur des questions que se posent ceux qui envisagent une expatriation. Mais quelle est l’acception du mot travailler ? Si on l’entend au sens économique, il s’agit d’une activité rémunérée qui permet la production de biens ou de services. Selon un sens plus large, le travail correspond à toute activité humaine, englobant le travail domestique, les activités artistiques ou le bénévolat.

Psychologue de formation, j’ai travaillé — au premier sens du terme — pendant près de 10 ans (bilans psychologiques, consultations auprès d’enfants et d’adolescents, orientation scolaire, puis consultante en cabinet de recrutement). Ensuite, l’expatriation m’a fait basculer dans le deuxième sens du terme. Mon activité étant tout aussi prenante mais rarement rémunérée... Par ailleurs, notre départ en expatriation a coïncidé avec la naissance de notre premier enfant, qui a engendré un nouveau type de travail : celui d’une mère. L’arrêt de ma « carrière » n’a donc pas vraiment été un choix, mais a été dû à une conjonction d’événements : une maternité et un départ en expatriation lié à la profession de mon conjoint.

Si aujourd’hui je suis heureuse de mon parcours, fait d’expatriations successives, le regard des autres et notamment de mes proches sur mon cheminement bénévole et professionnel en dit long sur les problématiques auxquelles sont confrontées les conjoints accompagnateurs d’hier et d’aujourd’hui.


Dans les différents pays où nous avons vécu, mon entourage était très majoritairement constitué de femmes qui se trouvaient dans la même situation que moi, c’est-à-dire qui avaient interrompu leur vie professionnelle en raison de l’expatriation. Cela a sans doute contribué au fait que ce statut ne me pèse pas trop, et que je me sente « légitime » dans mes activités associatives et bénévoles. Nous étions toutes des femmes actives, qui avions fait des études, possédions des compétences professionnelles et nous nous investissions ensemble dans des activités que nous estimions utiles, pour nous mais aussi pour d’autres. Lorsque j’avais besoin de quelque chose en arrivant dans un pays, et que cela n’existait pas, je me disais que cela devait également manquer à d’autres. Alors, je le créais ! C’est ainsi que sont nés plusieurs structures et projets : une crèche francophone à Bucarest, Nicosie Accueil à Chypre en 1999, Vienne Accueil en 2014 et plus récemment le projet Expats Parents auquel je me consacre entièrement depuis plus de deux ans
A plusieurs reprises, j’ai sollicité mes compétences professionnelles dans mes activités : intervention dans les lycées français auprès d’élèves en difficulté, recrutement et formation d’une équipe de professionnelles pour un centre de jour pour enfants handicapés physiques à Bucarest, coordination de deux programmes de coopération entre des universités de psychologie vietnamiennes et françaises, participation à des jurys de thèse de psychologie à Hanoi, accompagnement de personnes en recherche d’emploi à Vienne. Je n’étais pas toujours tout à fait dans mon corps de métier, mais les compétences que j’avais acquises étaient mises en œuvre et j’en développais d’autres.

Mes amies qui n’ont pas connu l’expatriation travaillent toutes en France – comme je le ferais sans doute si nous y étions restés. Je crois qu’elles ressentent à la fois une certaine envie voire une fascination pour notre vie faite de voyages, de découvertes, de rencontres et d’opportunités. En revanche, certaines trouvent « dommage » que je ne gagne pas d’argent, au point parfois de me mettre en garde contre la dépendance financière dans laquelle je me trouve vis-à-vis de mon conjoint, et qui leur semble inconcevable. J’ai aussi entendu « tu te sacrifies pour la carrière de ton conjoint ». En effet, mes amies avaient du mal à comprendre que je renonce à la mienne. Je n’ai pas éprouvé ce sentiment de « sacrifice », car j’ai considéré que c’était une chance pour moi de connaître cette vie faite d’expatriations successives en famille. Les projets dans lesquels je me suis investie m’ont procuré de profondes satisfactions et me plaisaient. Or, toutes mes amies qui travaillent en France ne peuvent pas en dire autant…


Mes parents et beaux-parents ont toujours respecté nos choix, même si l’éloignement qu’ils occasionnaient leur était parfois difficile à vivre. Ils auraient sans doute préféré nous voir ou voir leurs petits-enfants plus souvent. Le fait que nous ayons trois enfants et que je puisse bien m’en occuper leur a sans doute paru positif. La carrière de mon conjoint était également une réussite. Comme j’étais par ailleurs investie dans diverses activités, ils n’ont pas eu le sentiment que j’étais une femme oisive, ou du moins ils ne me l’ont jamais fait sentir ! Ma mère m’a cependant glissé à plusieurs reprises que « c’était important pour une femme d’être indépendante », sans doute parce qu’elle-même ne l’avait pas vraiment été…


Mes enfants, eux, ne m’ont jamais vue travailler à plein temps, au sens économique du terme. Ils ont connu une maman disponible, généralement présente lorsqu’ils rentraient de l’école, qui pouvait rentrer deux mois en France avec eux durant les vacances d’été, les garder à la maison lorsqu’ils étaient malades, s’occuper d’eux lorsque leur père était retenu par son travail.
Je crois, au fond, que ce qui importait à mes enfants était le fait de voir que j’étais investie dans des activités qui me plaisaient et m’épanouissaient. Le fait qu’elles soient rémunérées ou non leur était sans doute secondaire. Je n’ai jamais été une « femme d’intérieur ». Dans les périodes où j’étais beaucoup à la maison (début d’expatriation notamment, ou retour en France), il leur semblait que « quelque chose n’allait pas ». En effet, me voir rester à la maison, avec une vie sociale limitée, et sans être engagée dans un projet leur paraissait inhabituel et ne pas me procurer beaucoup d’épanouissement. Je me souviens d’une anecdote, lors de l’un de nos retours en France, à Paris. Mes enfants étaient encore petits (le dernier avait 18 mois). J’étais bien occupée car les deux grandes rentraient déjeuner tous les jours à la maison, avec des horaires décalés. Alors que j’allais les chercher à l’école, l’une de mes filles a déposé son cartable à mes pieds en me disant « tiens je suis fatiguée. Toi, tu ne fais rien de toute la journée ». Moi qui passais mon temps à courir avec la poussette, les courses, les lessives et autres réjouissances de la vie domestique, j’ai pris cette réflexion comme une gifle ! Cela m’a fait prendre conscience de l’image que je donnais à mes enfants : celle de quelqu’un qui n’a rien à faire de la journée. Je pense aussi que c’était une façon de me dire qu’il fallait que je fasse quelque chose d’autre car elle devait sentir que le contenu de mes journées ne m’apportait pas beaucoup de satisfaction. Un mois plus tard, j’avais trouvé un travail à temps partiel !
Les enfants grandissant, ils m’ont parfois demandé pourquoi je n’exerçais pas mon « vrai métier ». Ce fut l’occasion de discuter de ce qu’est un métier, du fait qu’on peut avoir des compétences et les mettre à profit de différentes façons. Il est vrai qu’à un âge où l’institution scolaire leur demande de choisir des études et de se projeter dans l’avenir, je leur donnais le modèle de quelqu’un qui avait fait des études, mais qui n’exerçait pas le métier correspondant. C’était un peu déstabilisant pour eux. J’espère avoir pu leur montrer qu’il n’y a pas de tracé linéaire dans la vie, que les circonstances peuvent nous amener à évoluer et à nous réinventer quel que soit notre âge et que cela peut être une chance. J’ai par exemple effectué une formation de FLE (Français Langue Etrangère) à l’âge de 40 ans, qui m’a permis de pouvoir enseigner le français à plusieurs reprises par la suite.

Une autre anecdote illustre le ressenti de mes enfants vis-à-vis de mes engagements. Au Vietnam, j’étais très investie dans une petite association humanitaire qui s’occupait de projets de développement dans la région de Hanoi. Cela occasionnait des réunions en soirée et mes enfants auraient préféré que je reste à la maison. Toutefois, ils connaissaient les actions menées par cette petite association. Un soir, alors que je m’apprêtais à partir à une réunion, mon fils, qui n’avait encore que cinq ou six ans m’a dit : « Je suis fier de ce que tu fais » . C’était le plus bel hommage. Et j’ai été touchée par le fait que malgré son insatisfaction de me voir m’absenter, il approuvait mon engagement.

J’ai été très présente dans la vie de mes enfants, d’autant plus que je pouvais organiser mes différentes activités à ma guise et essentiellement durant les horaires scolaires. Avoir une maman souvent à la maison, disponible, ni stressée ni aigrie, est manifestement un avantage pour des enfants. Le fait qu’elle soit très présente peut toutefois parfois devenir un inconvénient si cela nuit à leur autonomie. C’est une question d’équilibre à trouver, en fonction de l’âge des enfants.

Mon conjoint et moi nous sommes connus très jeunes. Qui aurait pu imaginer là où la vie nous mènerait ? Nous avons tous les deux fait des études, puis commencé notre vie professionnelle. À un moment, mon salaire était même plus élevé que le sien : nous étions un couple « double income no kids ». Notre vie à deux commençait donc sur un mode « égalitaire » : diplômes Bac +7 ou 8, partage des tâches, débuts de carrière intéressants et prometteurs. Puis son métier l’a amené à partir à l’étranger, au moment où nous avions notre premier enfant et tout a changé. Que se serait-il passé si nous étions restés en France ? Je me suis souvent posé la question. Nous aurions sans doute aussi eu des enfants –peut-être pas trois- et j’aurais sans doute continué à travailler. Quel équilibre se serait mis en place ? Comment se serait fait la répartition des tâches ? L’expatriation a rebattu les cartes de façon radicale.

Mon conjoint est conscient du fait que sa carrière a eu un impact direct sur la mienne. Il pense que le fait de pouvoir vraiment consacrer du temps à nos enfants m’a sans doute mieux convenu qu’une carrière d’executive woman. Est-ce pour lui une façon de se dédouaner ? En tout cas, il ne m’a jamais reproché de ne pas contribuer financièrement aux dépenses familiales. J’aurais à plusieurs reprises pu avoir une activité rémunérée mais au tarif local, peu intéressant, et ne me permettant pas de rentrer en France durant les vacances d’été. C’est en partie pourquoi j’ai préféré m’investir dans des activités bénévoles et avoir le temps de faire des choses qui me plaisaient. Un luxe de « femme d’expat » ? En revanche, il a parfois trouvé que mon investissement était trop important en temps et en énergie pour des activités bénévoles. Aujourd’hui, quand il voit le temps et l’énergie que je consacre à Expats Parents, une rémunération lui apparaîtrait comme une juste récompense de mon investissement et comme une sorte de « normalisation » de ma situation, eu égard à la vie que je mènerais si nous n’avions pas eu cette vie faite d’expatriations successives.

Depuis septembre 2017, je vis à Sarajevo. Ville attachante à l’histoire chargée. Découvrant la petite communauté française ou francophone de la ville, je caresse déjà l’idée de la création d’un « Sarajevo Accueil », dans ce pays des Balkans mal connu des Français. Mais je me consacre entièrement pour l’instant au pilotage d’Expats Parents, activité nomade puisqu’une connexion internet me suffit. Chaque jour, je fédère les énergies, motive les auteurs à partager bénévolement leurs ressources et leurs compétences, anime une communauté de plus de 10 000 parents sur Facebook, élabore des ressources, réfléchis à de nouveaux développements du projet, crée des partenariats… Cette activité est l’aboutissement de ma formation, de mon histoire familiale, de mon expérience professionnelle et de mon engagement associatif. Un parcours cohérent, en dépit de tous ces changements et déracinements que ma vie de conjointe d’expat m’a fait vivre au fil des affectations. La satisfaction de constater que toutes les compétences glanées ça et là, notamment dans le bénévolat, sont mises à profit. Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui manquait et qui est utile à de nombreuses familles. La joie de voir que d’autres sont prêts à répondre à mon appel et à partager leurs expériences ou leurs compétences. Le plaisir de voir des liens se tisser au-delà des frontières, dans un esprit d’entraide. Alors, même si tout cela ne correspond pas à l’idée qu’on se fait d’un travail ou d’une carrière, je trouve que c’est une expérience assez exceptionnelle ! Les aspects positifs ont primé : disponibilité vis-à-vis des enfants, découvertes inoubliables, amitiés de tous horizons, engagements dans des projets qui ont donné du sens à mon parcours et qui m’ont enrichie humainement, à défaut de le faire sur le plan financier.


Ma vie de conjointe expatriée a débuté en 1994. Si c’était à refaire, je le referais, mais sans doute pas de la même façon, si j’avais 25 ans aujourd’hui. Le contexte socio-économique est différent, les jeunes femmes sont moins disposées à interrompre une carrière professionnelle et à prendre le risque d’une dépendance financière.
Mais notre vie d’expats n’est pas encore terminée ! A la rentrée, nous allons nous retrouver sans enfant à la maison. Ce sera une nouvelle étape de ma vie de mère expatriée !



Ecrit par Catherine Martel, psychologue et fondatrice d'Expats Parents, pour le collectif "Paroles de mères expatriées" initié et dirigé par Véronique Martin-Place.
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