Théo avait 8 ans quand il a quitté le pays de son enfance.
«Papa a reçu une promotion à l'étranger et dit qu'il ne peut pas refuser», a expliqué Théo à sa maitresse quand il lui a annoncé la nouvelle. A l'origine, la famille était censée partir pour 3 ans.
Le déménagement était temporaire et le père de Théo étant bien payé, la famille décida de garder la maison sans avoir même à la louer.
Théo a pris avec lui ses jouets préférés, son vélo et son skateboard.
Mais son vrai chez-lui, c’était cette maison de famille : sa propre chambre avec le papier peint qu'il avait choisi lui-même, la grande salle de jeux où il a cassé sa dent en jouant sur le cheval à bascule à l'âge de 6 ans, le jardin avec sa cage de foot aux montants rouillés où il jouait pendant des heures avec son père.
Théo partait, mais il savait que la maison l'attendrait. Il reviendrait.
Le destin en décida autrement.
Au bout des 3 ans, le père de Théo a obtenu une nouvelle affectation et la famille a déménagé dans un autre pays.
Un soir, les parents réunissent Théo et sa sœur aînée.
«Nous avons beaucoup réfléchi à notre situation», déclare la mère de Théo. «Papa ne retrouvera jamais un emploi au pays. Nous devons maintenant vendre la maison.
'Quoi ?’ S’exclame Théo. ‘Jamais.
Jamais, je n'accepterai de vendre ma maison. Quand nous sommes partis, vous avez promis qu’on reviendrait au bout de 3 ans. Vous avez menti. Je ne vous croirai plus jamais si vous faites ça. Vous devez la garder. Je vous l'achèterai quand je serai plus grand.’
‘Théo, malheureusement nous ne pouvons pas entretenir une maison vide pendant des années !’
‘Si vous vendez la maison, je me tuerai,’ murmure Théo en serrant les poings.
Les parents de Théo savaient qu'il était attaché à cette maison. Ils s'attendaient à une forte réaction. Mais une telle intensité les prend complètement de court.
Profondément inquiets, ils décident de retarder toute action pour le moment.
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« Annoncer une décision et l’implémenter immédiatement, c’est traumatisant pour le destinataire de la nouvelle parce que les actes, chez les êtres humains, sont toujours précédés par des projets », nous dit Françoise Dolto, la célèbre psychanalyste spécialiste des enfants.
Les adultes et les enfants ne partagent pas la même quantité d'information. Les adultes oublient souvent qu'ils ont eu le temps de s'habituer à l'idée.
Si l’annonce de leur décision est laissée à la dernière minute, l'action suit rapidement ne laissant aucun temps aux enfants pour s’y habituer, d'où le traumatisme.
De plus, Françoise Dolto mentionne 3 niveaux de continuité qui sont essentiels au développement de l'enfant :
1. Leur corps évoluant et se développant dans un espace particulier, et donc lié à celui-ci,
2. leur réseau social et
3. leurs sources d'affection.
Quand il y a déracinement d'un endroit significatif, l'enfant peut se perdre dans son corps - ses repères spatiaux. Cela est valable jusqu'à ce que l'enfant atteigne 8 ou 9 ans.
On comprend maintenant pourquoi la maison est bien plus qu'un lieu familier avec des souvenirs agréables. Elle est liée au monde intérieur de l'enfant.
Perdre sa maison n'est donc pas juste la disparition d'un bien matériel. Cette perte a des conséquences bien plus profondes et que l'on ne soupçonne pas toujours.'
Certains parents, craignant le drame, peuvent être tentés de cacher la vente de la maison avec l'idée de «protéger l'enfant». Bien sûr, tôt ou tard, la vérité finira par se savoir. Pouvez-vous imaginer alors son impact ?
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Pendant les semaines suivantes, les parents de Théo prennent le temps de lui expliquer la situation en détail. Ils partagent leur vision de l'avenir.
Quand Théo exprime ses inquiétudes, quand il se rappelle du passé qu’il embellit, ils n’essaient pas de le «convaincre» ou de le contredire. Ils s’efforcent juste de l’écouter. Ils comprennent qu'ils doivent le laisser pleurer s’il en a besoin.
Finalement, Théo admet qu'il n'avait pas l'intention de se suicider. C'était sa manière à lui d’obliger ses parents à considérer son opinion et d’essayer d'arrêter le projet.
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« Rien de ce qui nous afflige ne peut être considéré comme quantité négligeable : par les lois éternelles de proportionnalité, la perte d'une poupée pour un enfant et la perte d'une couronne pour un roi sont des événements de même ampleur. »
Mark Twain
Les expatriés sont confrontés à une situation très particulière. Ils ont besoin de faire face à un type de deuil bien spécifique que nous nommerons le ‘deuil de l’expatrié’.
Les pertes qu'ils subissent ne sont pas associées à la mort d'un être cher. C'est la raison pour laquelle leur deuil est si souvent ignoré, nié ou ridiculisé.
Ces pertes sont de toutes sortes.
Certaines sont tangibles (la perte d'une maison), d’autres sont ambiguës (la perte de contacts quotidiens avec les grands-parents ou les camarades d'école), d’autres encore sont invisibles (la perte d'une langue qui n'est plus parlée au sein de la famille).
Faire le deuil, c’est un processus unique pour chacun d’entre nous. Les enfants en passent par là aussi contrairement aux idées reçues.
En faire l'expérience d'une manière aussi explicite, c’est le gage d’un avenir plus sain.
En accompagnant vos enfants dans cette épreuve, en mettant des mots sur ce qui se passe, en respectant leurs inclinations, leurs désirs, leurs rituels, leurs souhaits liés à ce processus de deuil, vous leur donnez un atout pour la vie. Vous les aidez a mieux se connaitre face aux pertes qu’ils auront à subir inévitablement tout au long de leur vie.
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Théo est encore triste mais il est moins en colère.
Il lui arrive de parler de sa maison de temps en temps, mais il s’est résigné à l’idée que ses parents feraient ce qu'ils voudraient, de toute façon.
Ces derniers ont finalement décidé de la mettre en vente.
La mère de Théo lui explique ce qui va se passer.
« Théo, nous devons vider la maison et on va faire venir une entreprise de déménagement.
Il y a des choses que nous rapporterons ici avec nous, d'autres que nous allons vendre et le reste ira à la poubelle ou à des associations caritatives.
Papa et moi allons passer une semaine pour tout trier. Ce ne sera pas amusant.
Il nous faudra des heures pour tout passer au crible. Si tu veux venir pour nous aider, tu es le bienvenu. Si tu préfères rester ici avec papy et mamie et nous dire ce qu'il faut mettre dans le conteneur, c'est tout à fait possible aussi.
Qu’en penses-tu ? »
Secrètement, elle espère que Théo choisira de ne pas venir.
Le prendre avec, c’est un fardeau supplémentaire. Il devra manquer l'école. Il va peut-être se plaindre ou vouloir voir ses anciens amis. La maman aura d’autres soucis en tête. Pas question d’organiser en plus des rencontres avec les copains !
Elle s’inquiète également de la réaction de Théo en voyant la maison vide.
Et si ce séjour rafraîchit tellement de bons souvenirs qu'il en soit encore plus attaché et qu'il souffre plus après?
« Les enfants sont des êtres humains auxquels le respect est dû, plus encore qu’à nous en raison de leur innocence et des plus grandes possibilités de leur avenir.
Maria Montessori
C'est pourquoi il est essentiel de faire plus particulièrement attention à eux, de leur offrir différentes options et de respecter profondément leurs choix.
Quel que soit le degré d'intimité que l’on a avec quelqu'un, on ne peut jamais vraiment se mettre à la place de l’autre.
Beaucoup d’experts ont essayé au fil des ans d'analyser le processus de deuil et de le structurer par étapes. La réalité montre que ce n’est pas linéaire. C’est tout à fait personnel. Il n'y a pas de règle.
Accepter son ignorance tout en sachant que cette étape est salutaire, peut être profondément libérateur.
Cela veut dire faire confiance à votre enfant pour qu'il sente ce que son cœur lui dicte.
Cela veut dire créer pour lui un espace où il se sent en sécurité pour s'exprimer sans être critiqué, jugé ou réprimandé.
Si vous choisissez à la place de votre enfant et que vous essayez de l’influencer pour vous faciliter la vie, comment vous sentirez-vous s’il souffre par la suite? Et s'il vous fait des reproches?
Mais certains diront : Et si je le laisse choisir et qu’il regrette son choix après ?
Et bien, vous saurez dans votre cœur que vous avez donné les différentes options et que vous l’écoutez sincèrement. Votre enfant apprendra à assumer la responsabilité de ses actes.
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Pour Théo, la décision est simple. Il veut participer. La famille passe une semaine entière à vider la maison, avec des hauts et des bas.
Théo est ravi de jouer avec son ballon dans la salle à manger maintenant déserte. Par contre, il ne peut s’empêcher de verser une larme quand le camion de déménagement, chargé, quitte la rue et qu’on referme la porte d'entrée pour la dernière fois.
Mais Théo se sent bien dans sa tête. Il a pu faire ses adieux. Maintenant, il peut avancer.
Anne Gillme, http://expatriateconnection.com/