Le blues de l'expat

#expatriation , #psychologie , #blues

On vous avait prévenu, vous l’aviez lu, vous aviez peut-être même fait des réserves de Nutella, investi par avance dans la machine à pain en prévision de son apparition, et pourtant un jour, il est là, qui vous saute à la gorge quand vous ouvrez la porte de chez vous de bon matin pour aller au travail, ou déposer vos enfants à l’école, ou faire ce que vous faisiez tous les jours depuis que vous étiez arrivé au pays de l’expatriation. Il vous saute à la gorge, par surprise, et comme un mauvais virus, il vous transforme chaque petit instant de votre quotidien, vous fait sentir le vent plus froid, le soleil plus chaud, et tout, tout commence peu à peu à vous déranger. Parce que vous n’êtes plus l’aventurier, l’explorateur d’un nouveau monde, et que  vous ne faites pas non plus partie de ce tableau. Il vous fait juste vous sentir étrange et étranger, différent, tout à coup, Français.

Qui est-il ?  Il n’a pas de nom propre. Il est tout à la fois : mal du pays, fatigue, désillusion. Parce que je suis une femme, je le comparerais volontiers à un baby-blues. Incontrôlable, rageant parce que prévisible, naturel… le blues de l’expat. La première fois, cela fait l’effet d’une bombe. Mince ! je suis parti-e de mon plein gré, personne ne m’a forcé-e, j’ai tout surmonté : la prise de décision, la préparation, le déménagement, les galères de l’installation… Et maintenant que le plus dur est passé, me voilà qui n’ai qu’une envie, me lamenter sur mon sort, retrouver mon confort perdu (abandonné), parce que le pain n’a pas le même goût, parce que le médecin ne me reçoit pas, parce que je travaille plus, parce que, parce que, parce que !

Et vous vous dites que vous n’avez pas le droit de vous plaindre. D’abord parce que cela ferait tellement plaisir à votre oncle aigri de vous voir malheureux-se, lui qui ne misait pas dix euros sur le succès de votre expat. Et puis ces collègues un peu jaloux, un peu sceptiques, qui vous observent de loin et qui seraient les premiers à salir votre blanc sarouel avec leurs mots mielleux, faussement réconfortants, où vous entendrez surtout « Tu te croyais plus fort-e que nous, n’est-ce pas, tu croyais que tu avais plus de courage, mais finalement, regarde, c’est bien vers nous que tu reviens ! ». Vous vous dites que vous n’avez pas le droit de vous plaindre, parce que cela ferait de la peine à votre famille ; parce que la maman de R***, le copain roumain de votre fils, n’est pas là par choix, elle : elle a quitté son pays pour survivre, pour offrir un avenir à son fils, quand vous, on vous a demandé de venir, et que vous avez accepté par goût de l’aventure. Vous vous dites que vous n’avez pas le droit de vous plaindre, parce que vous savez que vous avez de la chance de vivre cette expérience…

Vous n’auriez donc pas le droit de vous plaindre parce que vous avez vos deux jambes, vos deux bras, vos enfants, un toit… et surtout la possibilité de tout arrêter ? Parce que votre expatriation a une limite dans le temps, ou parce que vous êtes en contrat local et que si ça vous chante, vous pouvez chercher un nouveau travail en France ? Parce que ce n’est pas définitif, parce que c’est votre choix, parce qu’on vous a toujours répété que dans la vie, il faut assumer ses choix, alors vous pensez que vous n’avez pas le droit de vous plaindre ?

Voilà en quoi le blues de l’expat est tout comme un baby blues. La nouvelle maman a porté son bébé neuf mois, elle l’a désiré, elle l’a attendu… et maintenant qu’il est là, tout potelé, tout mignon dans ses bras, la voilà qui pleure, l’ingrate ! Maintenant qu’elle est mère, elle se demande si elle était bien faite pour ça ! Et puis elle regarde toutes ces mamans qui font si bien, celles qui ont le teint frais juste après leur premier accouchement, celles qui assurent, un bébé dans l’écharpe, l’aîné dans la poussette, celles qui reprennent leur activité tout de suite. Décidément, elle n’aurait pas dû, elle n’était pas faite pour être maman…

Et pourtant, on sait tous bien  que cette maman a tort, qu’elle est déjà une super maman, et que non, personne ne s’en sort sans fatigue, sans doute et sans déprimes. Et vous êtes pareil. Vous avez mis toute votre énergie à cet énorme changement de vie, vous avez soutenu, accompagné vos enfants, conjoint-e, vous avez enduré la peine que vous avez fait à vos proches en les quittant, vous avez déplacé des montagnes, croqué la vie, découvert des centaines de choses ! Vous vous êtes adapté-e, vous vous êtes sans cesse remis-e en question pour y arriver, pour que l’aventure soit belle. Et vous avez été récompensé-e, vous avez ri des différences culturelles, vous avez admiré les merveilles de votre pays d’expatriation, vous avez surmonté tant de difficultés avec brio !

Alors que se passe-t-il, d’un coup ? Pourquoi cette déprime ? Pourquoi ce blues de l’expat ? Pourquoi cette envie irrépressible de familiarité, de fromage et de vin ?

Parce que la vie reprend ses droits. Parce que la vie s’était un peu arrêtée, parce que vous étiez dans l’extra-ordinaire, et que tout à coup, l’ordinaire est là, à la porte de votre maison. Les factures à payer, les enfants qui se chamaillent, les courses à faire, votre belle-mère qui vous prend la tête au téléphone : la réalité vous a suivi-e au pays de l’expatriation !

Ne vous demandez-pas « mais qu’est-ce que je fais là ? »… Vous êtes là, au seuil d’une nouvelle vie, un peu originale, un peu banale, un peu exaltante, un peu morose… Vous vivez. Ne culpabilisez pas d’avoir envie de « rentrer », d’avoir besoin de facilité : vous êtes fatigué-e, reposez-vous, accordez-vous du réconfort, vous l’avez bien mérité. Et ne vous inquiétez pas : cela va passer.

Alors, pour vous consoler,  vous ne pourrez vous tourner que vers des personnes qui seront capables de se décentrer du débat, qui ne commencent pas toutes leurs phrases par « moi » ou « à ta place », qui ne vous jugeront pas, qui n’attendent pas de vous que vous assumiez tout le temps vos choix, qui simplement vous réconforteront en vous dévoilant enfin la si secrète adresse de l’unique boulanger de la région…

 

Ecrit pour Expats Parents par Emilie Proust, professeur de français.
Son blog : https://madeleineetcupoftea.com/